Le jeudi 24 novembre, Robert Silvers, patron de la New York Review of Books, envoyait un e-mail au New York Times pour attirer l’attention sur la publication d’une enquête d’Ed Epstein dans son bimensuel. L’article, écrivait-il, allait susciter beaucoup d’intérêt en France, serait publié “dans son intégralité” le dimanche dans le JDD et mis en ligne sur le site de la NYRB le samedi soir.
Le New York Times n’a pour l’instant toujours pas fait référence à l’article d’Ed Epstein et le JDD, qui y avait effectivement eu accès en milieu de semaine dernière, n’en a pas publié la traduction intégrale.
Une enquête trop fragile
Les journalistes qui travaillaient sur le dossier trouvaient l’enquête bien trop fragile pour être publiée telle quelle (en plus d’avoir été éventée sur Rue89). « Comment juger une enquête journalistique ? Epstein dit avoir parlé a DSK, Taylor et… Taubmann”, raille Marie-Christine Tabet du JDD sur Twitter (soit trois sources concordantes, Taylor étant l’avocat de DSK et Taubmann un proche de l’homme politique). Aux Etats-Unis, Ed Epstein a dit avoir aussi proposé son enquête au Daily Beast qui n’en avait pas voulu, l’estimant insuffisamment sourcée.
Dans cette opération qui devait voir une enquête américaine publiée dans un journal américain de renom avec plein d’éléments qu’on ne demande qu’à croire (enfin une vraie enquête à l’américaine ! encore des écoutes politiques !), les correspondants aux Etats-Unis sont plus que sceptiques. Sur son blog de L’Express, Philippe Coste, correspondant français à New York, n’y voit qu’une tactique de la dernière chance :
“L’article d’ Edward Jay Epstein, publié -c’en est la principale surprise- dans la prestigieuse New York Review of Books, arrive à point nommé pour offrir un narratif concurrent à l’affaire de la chambre 2806 et diluer un incident sordide dans un flot de fausses pistes et de suppositions absconses. L’objectif est au moins clair : nourrir pendant des mois les débats sur l’Internet, influencer l’opinion et les jurés potentiels, ou légitimer leurs doutes.”
Il rappelle qu’en juillet, sur le site du Daily Beast, Epstein, s’était déjà appliqué à démontrer à coup de chronologie qu’un rapport sexuel était impossible (une idée que même les avocats de DSK n’essaient pas de défendre). Philippe Coste ramasse aussi les petits cailloux suspects d’Epstein, par exemple, “pour désactiver son GPS, nul n’est besoin de barbouzes informaticiens. Contrairement à ce qu’Epstein prétend, il suffit d’en retirer la batterie ou de la laisser s’épuiser…”
A Alexandra Geneste qui l’a interrogée pour le JDD, Epstein a reconnu n’avoir jamais été en contact avec l’amie de DSK l’ayant prévenu qu’un de ses messages à Anne Sinclair avait été lu à l’UMP, pas plus qu’il n’a parlé au chef de la sécurité du Sofitel ou à l’ingénieur en chef de l’hôtel.
Après avoir menacé de donner la vidéo de la “danse de joie” des deux employés du Sofitel, il a reconnu ne pas avoir les images. Le Sofitel, après en avoir nié l’existence, assure que la scène ne dure pas trois minutes, mais huit secondes sans “danse de joie”. Epstein a expliqué à Rémi Sulmont de RTL qu’il ne l’avait vue que deux fois et sans la chronométrer. Mais pourquoi écrire qu’elle dure trois minutes ?
Sur son blog, Fabienne Sintes, correspondante de France Info et France Inter, se pose une quinzaine de questions pour secouer l’apparente cohérence de la présentation d’Epstein :
- Pourquoi DSK appelle sa femme pour lui demander de faire vérifier ce portable, toujours en utilisant ce même portable piraté ?
- Pourquoi les employés de l’hôtel qui dansent leur joie le font devant des caméras de sécurité ?
- Pourquoi imaginer que si effectivement ils sont contents de voir tomber DSK, cela veut forcément dire qu’ils sont les instigateurs de sa chute ? Après tout, comment était perçu au Sofitel le client régulier qu’était DSK ?
- Pourquoi les employés du Sofitel n’auraient-ils pas tout simplement attendu avant d’appeler la police, parce qu’ils voulaient être couverts par les dirigeants du groupe ? Ça n’est pas anodin, de faire arrêter le patron du FMI futur candidat à la présidence de la République !
- Pourquoi les avocats de DSK qui ont su faire preuve de prudence et de retenue pendant toute l’affaire pénale sont-ils les premiers à parler de machination (ce qu’ils n’avaient jamais fait avant), pourquoi prendre cet article comme argent comptant dans son intégralité ?
“Quoi de neuf dans le papier d’Epstein ? Pas grand chose, si ce n’est la contre-attaque de DSK », tweete Karim Lebhour, correspondant de RFI.
Le complot dans le complot dans le complot
Vendredi, les journalistes qui suivent l’affaire aux Etats-Unis recevaient un communiqué de l’avocat leur signalant les apports de l’article. Sur Twitter, Jean-Bernard Cadier, le correspondant de BFM, signale que lorsqu’il a rendu visite à William Taylor, l’avocat de DSK, ce week-end, celui-ci lui a dit que l’article de la NYRB devait initialement être publié dans deux semaines.
Entre eux, les journalistes s’interrogent. Est-ce que cette avancée correspond à la première audience (prévue le 29 novembre et finalement reportée d’une semaine) de la plainte au civil de Nafissatou Diallo (qu’Epstein n’a pas contactée, pas même via son avocat) ? Est-ce que cela vise à séparer la publication de cet article de celle du prochain livre du biographe et ami de DSK Michel Taubmann – trop partie prenante pour être crédible ? Est-ce que cela vise à aiguiller dans l’opinion l’affaire du Carlton, avant de nouvelles révélations accablantes, vers un règlement de compte politique ?
Pour les amateurs (anglophones) de complot dans le complot dans le complot, on recommandera ce petit film que le documentariste Errol Morris a consacré à l’étrange homme au parapluie noir présent lors de l’assassinat de Kennedy. Sa conclusion : méfions-nous des interprétations tant qu’on n’a pas tous les éléments.
Guillemette Faure